Faut-il débrancher le rasoir d’Ockham ?

L’autre jour, j’étais tranquillement en train de ruminer sur l’inconfort que me procurent les gens qui mentionnent le célèbre «rasoir d’Ockham» comme une preuve du produit cartésien de leur culture, de leur intelligence et de leur rationalité, lorsque je me suis souvenu qu’on m’avait proposé d’écrire pour Le 37 Rue des Jeunes Marquises. De ce fait, je vais vous en parler.

1. Un rasant problème épistémologique

Rappelons brièvement le sujet de ce discours: le rasoir d’Ockham (plus sobrement appelé principe de parcimonie chez les gens dont les arguments sont corrects même sans noms propres) est un principe de raisonnement permettant de choisir entre deux ou plusieurs théories ou conjectures expliquant un phénomène. Il stipule que, lorsque ces théories expliquent toutes le phénomène, c’est la plus simple du lot qui fera l’affaire pour l’expliquer. En pratique, cela invalide au passage les théories les plus complexes: on les considère fausses, puisqu’il existe une théorie plus simple permettant d’expliquer le phénomène.

On note qu’à ce stade, je n’utilise pas de définition précise des mots «théorie», «phénomène», et «expliquer». C’est intentionnel: cet article critique les utilisations hâtives du rasoir. Les personnes raisonnables auront été plus prudentes que cela. Si vous êtes un imprudent et que ma définition ne vous convient pas remplacez-làpar la vôtre, ça devrait fonctionner aussi pour la suite.

Exemples

Le rasoir pour les 3-6 ans

Constat : C’est agaçant ! Quelques soient la façon et le soin que je prends à enrouler mes écouteurs avant de les ranger dans ma poche, ils ressortent systématiquement tout emmêlés ! Insupportable !
Explication 1 : les propriétés physiques du câble (rigidité, torsion, tension…) l’empêchent de former un nœud stable, qui se défait, et facilitent les mouvements du câble dans tous les sens, ce qui l’emmêle.
Explication 2 : il existe, pour chaque possesseur d’écouteurs, un petit lutin maléfique qui rentre dans les poches et s’amuse à emmêler les écouteurs juste pour nous embêter.

L’explication 2 vous semble fausse, parce qu’elle nécessite de supposer énormément de choses en prérequis : non seulement l’existence des lutins, mais beaucoup de lutins. Et en plus des lutins, ce seraient des lutins qui n’auraient rien d’autre à faire de leurs journées que de vous embêter. Mais pas n’importe comment: spécifiquement en emmêlant vos écouteurs.
Le rasoir consiste à dire qu’il est plus simple de supposer seulement l’existence de quelques propriétés du câble que l’existence de ces lutins, donc on se contentera de l’explication 1.

Pour les grandes personnes

Historiquement, le rasoir fût couramment utilisé pour construire des modèles d’arbres de l’évolution des espèces vivantes. Par exemple, supposons que nous souhaitions retracer les liens de parenté entre animaux repoussants, plusieurs modèles s’offrent alors à nous:

[1]

Les billes de couleur représentent les événements évolutifs présents dans la nature, qui n’existaient pas chez les parents antérieurs à l’événement. Par exemple, dans les propositions de modèles ci-dessus ;

  • 0 –Apparition du faciès disgracieux,
  • 1 –Apparition des «sacs aériens» (poumons),
  • 2 –Apparition des appendices «pairs» (symétriques à droite et à gauche, disparition des membres centrés comme la nageoire dorsale. Non messieurs, ce à quoi vous pensez n’est pas un membre),
  • 3 –Apparition de la mandibule,
  • 4 –Apparition d’une pilosité (cauchemardesque) et de mamelles (bien trop imposantes),
  • 5 –Apparition des ailes,
  • 6 –Disparition des dents (pour ta mère, je ne suis pas vraiment allé vérifier).

Comment choisir entre ces différents modèles d’évolution? En choisissant celui qui nécessite le moins d’événements (supposément improbables car arrivés par hasard), donc celui de gauche.

Pour les grandes personnes intellectuellement formées (ou les 3-6 ans qui lisent Nietzsche au lieu d’aller au catéchisme)

L’un des arguments courants contre l’existence d’un Dieu (au sens large, un créateur, un principe conscient et organisateur du monde) consiste à le réfuter car on n’en n’aurait pas besoin pour expliquer le monde. Dans cette position, Dieu est considéré comme une hypothèse, qui peut être jugée superflue. C’est une application du rasoir d’Ockham. Je ne rentrerai pas dans les argumentations passionnantes sur ce sujet, d’autres ont largement écrit dessus (Nietzsche [2], et aussi Dawkins [3], boss final du donjon de l’athéisme). Dawkins raconte notamment l’anecdote suivante :

Pierre-Simon Laplace, mathématicien français du début XIXe.

Lorsque le mathématicien Pierre-Simon Laplace (mathématicien français du début XIXe) termina son traité sur la Mécanique Céleste [4] (ou selon les sources, le premier tome de son Exposition du Système du monde [5], mais bref), il vint en offrir un exemplaire à Napoléon Bonaparte en hommage. Ce dernier, ayant entendu que le livre ne parlait pas de Dieu, aurait questionné Laplace: « Newton a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois. » À quoi Laplace aurait répondu : « Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »
Dawkins relate également que Laplace aurait répondu que si cette hypothèse explique «tout», elle ne permet de prédire «rien» et n’entrait donc pas dans son domaine d’étude, ce qui appuie l’argument principal de Dawkins sur la testabilité de Dieu, mais c’est un autre sujet.

Si ces quelques exemples vous ont mis mal à l’aise, vous êtes au bon endroit. Entrons plus avant dans ce qui cloche avec ces raisonnements.

2. Les limites du rasoir (attention, ça coupe)

Alors allons-y, râlons. Oui, jeune épistémologue, le rasoir d’Ockham c’est très bien, mais.

Réalisons premièrement que ce principe ne tient pas compte de la qualité de l’explication du phénomène par la théorie. Il ne s’utilise que pour un ensemble de conjectures dont on arrondit à «oui» ou «non» leur qualité d’explication, ce qui est réducteur. Et surtout, on jette à la poubelle une partie de l’information disponible ! En effet, dans de nombreux cas, une théorie beaucoup plus complexe qui serait éliminée par le rasoir permet aussi d’expliquer plus de cas-limites ou cas extrêmes que la théorie simple. L’exemple classique est celui du sur-classement de la théorie mécanique de Newton par la relativité générale d’Einstein : il ne vient à l’idée de personne de prétendre qu’Einstein a tort au nom du rasoir, parce que la théorie complexe explique plus que la théorie simple.

Second point à vérifier avant d’utiliser un rasoir d’Ockham: avez-vous défini ce qui classe les théories de simple à complexe ? La façon courante de faire est de compter en nombre d’hypothèses préalables (prémisses), ou nombre d’existences préalables d’objets sur lesquels raisonner. Cela a-t-il réellement un sens ? Deux petites hypothèses certaines et facilement admissibles sont-elles pires qu’une seule, mais fortement improbable ? Peut-être qu’avec une autre formulation verbale, la grosse hypothèse pourrait être découpée en plusieurs petites ? à propos de l’existence d’objets, est-ce que {A + non-existence(B)} est toujours plus «simple » que {A + existence(B)} ?

Simple renvoie à une notion de complexité mal définie, et en même temps à une notion d’intuitivité qui est forcément subjective et pourtant cachée au sein d’un raisonnement voulu rationnel et impersonnel. Dans de nombreux cas, la mesure de la complexité dépend des points que l’on a subjectivement choisi de prendre en compte ou non (dans mon exemple sur les arbres phylogénétiques, j’ai choisi moi-même une liste finie d’événements évolutifs).

Enfin, la cause unique n’est pas toujours vraie ! Le rasoir ne s’applique pas aux situations ou plusieurs arguments peuvent coexister pour expliquer ce qu’il y a à expliquer. Il tranche entre plusieurs théories en ne rendant que la plus simple, sans considérer que certaines puissent être vraies dans certains cas, mais pas dans tous, dépendamment du contexte.

Contre-exemples (où la parcimonie mène à une conclusion alternative)

Pour les 3-6 ans

J’emprunte cet excellent gag vu sur la page «Complots faciles pour briller en société». [6]

Le tort de cette utilisation du rasoir consiste à oublier d’inclure dans la théorie proposée (le père Noël apporte les cadeaux) tous les détails physiques qu’il est nécessaire d’également supposer pour que cette théorie d’apparence «plus simple» soit réellement plausible. Que l’oubli soit involontaire ou de mauvaise foi, là n’est pas la question. La simplicité est ici mal définie.

Pour les grandes personnes

Reprenons mon problème de classification des espèces de tout à l’heure, mais cette fois, je choisis une liste différentes de caractères à considérer (ce choix est en effet totalement subjectif) !

On constate alors que l’arbre de gauche (qui était le plus parcimonieux dans l’exemple plus haut) ne l’est plus : on peut économiser un événement évolutif en rassemblant l’invention des ailes en un seul point, ce qui change la structure de l’arbre (à droite).

Dans cet exemple, l’erreur vient du fait que nous n’avons pas considéré assez d’informations. L’arbre de gauche explique mieux la réalité seulement si on se donne la peine de considérer suffisamment de points à observer (comme la présence de poils et de mamelles omise dans ce second exemple).En ne considérant que les caractères physiques 1, 2, 5 et 6, les deux théories expliquent aussi bien la réalité l’une que l’autre, mais la parcimonie conduit à un modèle erroné (on sait en effet que le vol des oiseaux et des chauve-souris n’est pas apparu chez un ancêtre commun mais bien avec deux innovations différentes).

Il y a donc un «seuil» à partir duquel on a assez d’informations pour conclure au bon modèle, mais aucune loi ne permet de déterminer ce seuil à priori !

Pour les intellectuels qui sont allés au catéchisme au lieu de lire Nietzsche

A l’inverse de Laplace, certains créationnistes retournent le rasoir contre leur adversaire: ils supposent que l’existence de Dieu est l’hypothèse simple, intuitive, facile à comprendre, et qui explique tout avec une seule supposition. A l’inverse, se passer de lui demande de faire l’hypothèse de nombreuses lois et modèles du fonctionnement de la Nature, pas toujours prouvées par l’observation, ou insuffisamment supportées, voire encore contradictoires avec certains cas extrêmes (trous noirs, phénomènes inexpliqués…). Le rasoir devrait donc privilégier l’hypothèse déiste ! La non-existence d’un Dieu est une hypothèse superflue.

Où est la faille ? Ces utilisations du rasoir dans un sens ou dans l’autre sont subjectives. Pour trancher, vous avez besoin d’aller chercher des concepts ou principes de raisonnement plus larges que le rasoir.

3. Une formulation correcte du Rasoir

Je ne suis pas novateur à relever ces différentes limites. Pour éviter de me faire huer par le premier zététicien venu, je mentionnerai qu’il est possible de définir prudemment le rasoir, de façon à ce que son utilisation soit toujours correcte. Un exemple (trouvé dans [7]) :

Quand on dispose de plusieurs thèses en compétition qui permettent de prédire exactement les mêmes choses et qu’on ne peut les départager [en allant chercher de nouvelles observations, ndlr], la plus simple est la meilleure… jusqu’à preuve du contraire.

On constate que tout de suite, il va falloir se sortir les mains des poches pour vérifier deux trois trucs avant de brandir un rasoir. A présent, voyons quelque chose de plus moderne.

4. L’inférence Bayésienne

Monsieur d’Ockham vivait au XIVe siècle, et à son époque, on n’avait pas que ça à faire de calculer la qualité d’explication d’un phénomène par une théorie. On le comprend et on lui pardonne. Mais en 2022, à l’ère des processeurs, des GPU, du cloud-computing et du big-data, il est évident que nous n’avons que ça à faire de tous les mégawatts-heure que nous produisons. Entre un Fortnite et un Fifa. Donc faisons… des statistiques !

Pour répondre à notre première critique, il nous faut d’abord une façon de «chiffrer» si une théorie ou un modèle explique peu, moyennement, beaucoup, ou parfaitement la réalité observée. Lorsqu’une expérience est répétable, on peut par exemple la réaliser de nombreuses fois et compter combien de fois les résultats sont conformes à la prédiction de la théorie, et combien de fois on obtient des «cas particuliers» qui ne collent pas. Mais le problème, c’est que souvent;

  • on n’a pas le temps, les moyens, ou la possibilité de répéter plusieurs fois une expérience,
  • il est difficile de répondre de façon binaire par «oui ça colle» ou «non ça colle pas».

Typiquement, on ne peut pas répéter l’expérience de la formation de l’univers, la fondation d’une religion, le déroulement d’une guerre mondiale, ou les effets de la découverte d’une nouveauté technologique extraordinaire sur la société. Alors on fait autrement.

Construire un modèle mathématique de nos théories

L’idée est de considérer les différents cas qui peuvent exister si notre théorie est vraie et dans quelles proportions ces différents cas risqueraient d’arriver. On appelle ça construire la «loi de probabilité» de notre théorie. C’est mieux de la construire à propos de choses qu’on peut observer ou mesurer. Cela peut aller de choses très simples, concrètes et mesurables, à des choses extrêmement larges et difficiles à estimer.

La vraisemblance d’une observation selon une théorie

Une fois qu’on a formulé notre théorie T, on peut donc attribuer à chaque observation x un chiffre, la probabilité qu’elle avait d’arriver si notre théorie est vraie.

La vraisemblance est le nom qu’on donne à cette probabilité. On la note p(x|T), lu «probabilité de x sachant T». Si on a plusieurs théories différentes T1, T2, T3, …, qui ont sûrement des lois de probabilité différentes, on peut donc calculer une vraisemblance pour chacune: p(x|T1), p(x|T2), etc…

Exemples fictifs mais illustratifs d’utilisation des lois de probabilité pour trouver la vraisemblance d’observations.

Notons aussi que lorsqu’on a la chance d’avoir non pas une seule mais plusieurs observations, on peut calculer la vraisemblance de l’ensemble avec un peu de maths. Si les observations sont indépendantes, il suffit de multiplier les vraisemblances individuelles. Sinon, ça demande des calculs, mais je vous épargne ce travail aujourd’hui ! (Joie !)

Bon, mais à quoi est-ce que ça nous avance? Okay, mon pingouin avait 21% de chances d’avoir un pied de 14 cm si ma théorie est juste. Mais du coup, est-ce qu’il faut considérer que ma théorie est juste, ou fausse?

La crédence* d’une théorie selon une observation

Nous, ce qui nous intéresserait, ce serait plutôt d’avoir une mesure de la confiance que l’on peut avoir dans chacune des théories T1, T2, T3, … une fois que l’on a observé notre pingouin.

Ici, on a inversé les choses: ce ne sont plus les observations possibles pour une théorie considérée fixée qui sont représentées. Ce sont les différentes théories, pour une (ou plusieurs) observation(s) fixée(s). Ce genre de comparaison permettrait de trancher pour choisir l’une des théories disponibles. Problème… La question à un million… Comment calculer la hauteur de ces barres ?!

Ces hauteurs de barres, qu’on peut appeler crédences* des théories, sont les probabilités que chacune des théories soient vraies sachant l’observation que l’on a. On peut les noter p(T1|x), p(T2|x), etc…

* Ce terme de «crédence» est un vocabulaire que je reprends à Lê Nguyen Hoang, maitre de conférences à l’EPFL qui a beaucoup vulgarisé le Bayésianisme en français sur sa chaine YouTube [8] et dans son livre [9].

La formule de Bayes : anatomie

Cette formule magique permet de faire le lien entre les vraisemblances et les crédences. Oubliée pendant une longue partie des XIXe et XXe siècles, la redoutable efficacité de l’approche Bayésienne dans les applications d’intelligence artificielle a fait ré-exploser sa popularité au XXIe.

Je souhaite rassurer les trois lecteurs et demi qui ont eu le courage d’arriver jusque là et leur demande de ne pas s’évanouir à la vue d’un grand Sigma, je vais tout expliquer !

Nous retrouvons dans cette belle équation :

  • En rouge, la crédence de la théorie, la hauteur de la barre que nous essayons de calculer. Ici j’ai choisi la théorie T1, mais nous pouvons faire ce calcul pour toutes les théories.
  • Nous reconnaissons en vert la vraisemblance de l’observation x, qui mesure combien la théorie et l’observation sont en accord.
  • En brun… l’apriori sur la théorie T1, ou probabilité apriori de T1, avant d’avoir fait l’observation. Cela correspond aussi à une sorte de «hauteur de barre» pour la théorie T1, mais avant que nous ayons observé quelque chose: elle est choisie de façon subjective (c’est assumé !) Dans ce choix subjectif, nous sommes libres de déverser tous les critères que nous jugerons utiles de prendre en compte pour classer les théories a priori, comme par exemple… le rasoir d’Ockham ! En effet, l’apriori agit dans la formule de Bayes comme une mesure de la simplicité de T1. Mais cette fois, tout ne repose pas dessus, puisqu’il y a d’autres termes dans l’équation pour «corriger» notre apriori.
  • Au dénominateur de la fraction: le symbole grand sigma désigne une somme. Au dénominateur, on fait la somme des numérateurs que nous aurions écrit pour chacune des théories T envisageables pour expliquer la situation. Ceci a pour conséquence que, plus il y a de théories possibles pour expliquer la même chose, moins il y a de chances que T1 soit la bonne ! Cet effet est d’autant plus fort si les vraisemblances et les aprioris des autres théories sont élevés.

Cette formule permet de calculer une valeur pour comparer les théories, bien plus intéressante que la simplicité mal définie du rasoir d’Ockham. La simplicité de la théorie est prise en compte dans l’apriori, mais elle est corrigée ensuite en prenant en compte la qualité de l’explication du phénomène (la vraisemblance) et les qualités des autres théories concurrentes.

5. Ce que ça change (tout, comme d’hab)

Dans cette approche Bayésienne, les théories les plus complexes ne sont pas éliminées, elles ont chacune leur mesure de crédence (on peut même calculer des rapports de crédence, dire «j’ai 3 fois plus confiance dans T1 que dans T2», faire des trucs sympa et tout).On peut se faire une idée de la confiance que l’on peut accorder à chaque théorie, mais aussi de l’étendue de notre ignorance.

Il n’y a même pas besoin de définir une mesure de complexité. Cette difficulté est remplacée par celle de devoir choisir une probabilité a priori pour chaque théorie.

Mieux encore : lorsque de nouvelles observations s’accumulent dans le temps, il est possible de remplacer l’apriori par la crédence issue de la dernière observation ! Cette méthode a la propriété géniale de toujours converger vers la vérité au fur et à mesure que vous accumulerez des observations, et ce aussi biaisé qu’ait pu être votre apriori de départ ! Vos apriori seront toujours faux, au départ, alors allez-y à la louche. Plus besoin de culpabiliser: les estimations convergeront vers la vérité au fur et à mesure de l’acquisition de nouvelles données.

Appliquer Bayes aux grandes questions philosophiques

Lorsque la question étudiée devient compliquée, malheureusement, deux difficultés naissent de l’utilisation de Bayes:

D’abord, le nombre de théories pouvant expliquer une situation est souvent énoooorme, voire infini. Il faut alors faire des approximations en ne considérant que les principales théories ou les plus probables à priori ou vraisemblables, et en négligeant la myriade d’autres qui auront de toutes façons une faible crédence à la fin. Par exemple, quelque soit la question, il y a quasiment toujours une explication possible à base de lutins malicieux. Et… si on est réglo avec Bayes, il faut prendre en compte cette éventualité.

Ensuite, il est difficile pour des questions métaphysiques de chiffrer précisément les vraisemblances, a fortiori lorsque la question fait appel à plusieurs concepts abstraits et non mesurables entre-mêlés.

Cependant, la méthode de raisonnement est parfaitement applicable à l’étude de grandes questions philosophiques, même à l’aide d’approximations, et même à l’aide de mesures de probabilité réalisées au pifomètre laser.

Choisissons un exemple : Appliquons un raisonnement bayésien à la question du choix entre les religions. Quel est notre domaine d’étude ? Il faut bien choisir de quoi on parle. Par exemple, l’ensemble des théories qui expliquent la formation du monde n’est pas forcément identique à celui des théories qui donnent un but à l’homme sur Terre, ou autres questions liées à la religion. Notez que cet ensemble contient aussi un grand nombre de théories athées, ne faisant pas appel à un ou plusieurs dieux. On évalue ensuite la vraisemblance de ces théories. C’est ici qu’interviennent des informations comme : «le monde est-il cohérent avec elles?», «combien de fidèles suivent cette religion?», «quels faits supportent cette théorie ? Et à quel niveau de preuve?». Estimez une vraisemblance, même si votre méthode de chiffrement est approximative. Il est tout à fait possible qu’un grand nombre de théories obtiennent un bon score, si elles ne sont pas trop mal fichues. Étape 3 : donnez une probabilité a priori pour chacune, en ne prenant pas en compte les observations du monde réel. L’apriori englobe le rasoir d’Ockham : cette religion ou théorie fait-elle appel à des choses farfelues ? Globalement, les théories affirmant le moins de détails possible auront de plus hauts scores ici, par exemple, «l’existence d’une intelligence créatrice» sans donner plus de détails est fortement plus probable a priori que «l’existence d’un Dieu unique en forme de monstre-spaghetti-volant» (Pastafarisme, pour les intimes [10]). Si la vraisemblance devrait théoriquement être similaire pour deux personnes différentes, votre apriori est quelque chose de subjectif. Vous avez aussi le droit de donner simplement votre confiance a priori pour la religion considérée dans ce chiffre. Enfin, appliquez la formule. Les chiffres de crédence obtenus permettent de comparer rationnellement les théories considérées, et doivent à présent remplacer vos aprioris.

Exemple de stratégie d’application foireuse et pifométrique mais néanmoins rationnelle du raisonnement bayésien à la question du choix entre les religions ou théories pour expliquer le monde.

6. Conclusion

Ockham est utile, mais ne le brandissez pas sans avoir vérifié :

  • qu’il doit bien y avoir une explication unique à la question que vous étudiez,
  • que vous avez défini rigoureusement votre fonction de «simplicité» ou de complexité, et que cette façon est justifiée par rapport à votre sujet,
  • que votre théorie ne risque pas de s’écrouler à l’apparition de la prochaine donnée improbable que vous n’aurez pas vu venir.

De façon générale, vous pouvez plutôt préférer adopter le raisonnement Bayésien, qui sépare les contributions de vos apriori (subjectifs), prenant en compte le rasoir d’Ockham, et de la cohérence factuelle entre la théorie et les observations du monde.

La formule mathématique de Bayes permet de calculer des valeurs de crédence (ou probabilités a posteriori des théories sachant les observations), qui affinent notre niveau de confiance dans différentes explications possibles au fur et à mesure de l’accumulation des observations.

L’avantage de cette méthode est de permettre un raisonnement correct même quand les apriori sont très biaisés initialement, et même quand les chiffres attribués ne sont pas précis. En répétant l’opération de nombreuses fois à chaque nouvelle observation, le curieux convergera vers la vérité!

A très vite pour un prochain article dans la catégorie épilation-beauté du 37.

Références

[1] Exemple alakon bricolé à partir de l’exemple sérieux du site de l’ENS.

[2] Dans Ainsi parlait Zarathoustra, « … dans chaque brèche [du savoir], [les prêtres] mettaient leurs illusions, leur pis-aller, qu’ils appelaient Dieu » : Dieu est un «bouche trou» pour expliquer ce que les croyants ne savent pas expliquer par la science, mais si cette dernière progresse, le besoin de Dieu recule.

[3] Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, traduction française de Marie-France Desjeux-Lefort, 2008 (Original en anglais : The God delusion, 2006)

[4] Marquis Pierre-Simon de Laplace, Traité de Mécanique Céleste, Paris, Chez J.B.M. Duprat, an VII [1798]-1823 [i.e. 1825]

[5] Pierre-Simon Laplace, Exposition du Système-Monde, Tome 1,Paris, Imprimerie du Cercle-Social, rue du Théâtre-Français, n° 4. L’An IV de la République française (1796)

[6] Volé à la page Facebook «Complots faciles pour briller en société», Lien Facebook.

[7] Blog La Toupie, visité en Mars 2022, https://www.toupie.org/Dictionnaire/Rasoir_ockham.htm

[8] Playlist sur la chaine YouTube «Science4All» : Le bayésianisme : une philosophie universelle du savoir

[9] Lê Nguyên Hoang, La formule du savoir, Une philosophie unifiée du savoir fondée sur le théorème de Bayes, Edp Sciences, 2018

[10] Le Pastafarisme, Wikipédia : Pastafarisme —Wikipédia (wikipedia.org)

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